ALARME DE DESTRUCTION MASSIVE
Les dernières bouteilles d'eau en plastique - récupérées dans les ruines d'un grand magasin - étaient maintenant vides. Malgré la nuit tombante, il faisait chaud comme dans un four. Jour après jour, la couche d'ozone s'amenuisait. Dans leur abri précaire, bombardé sans cesse par les rayons du soleil, Marcel et sa petite sœur Alice, commençaient à gravement se dessécher. Tous deux savaient que, là-bas, dans des bâtiments abandonnés, à l'autre bout de la plaine de béton, quelques becs de métal rouillés laissaient encore couler de minces filets d'eau. Il fallait qu’ils s’y rendent, malgré le peu de forces les tenant encore debout. Haletant comme une bête de somme, Marcel poussait un chariot de supermarché dans lequel il avait calé un baril de plastique bleu. Sa mère lui avait raconté qu’avant - dans un avant très lointain, un avant mythique - avec ces paniers à roulette grillagés les gens s'approvisionnaient de tout ce dont ils avaient besoin. Derrière, Alice suivait, observant le paysage quasi-lunaire. Le ciel avait pris une légère teinte orangée. A force de sauter d'un pied sur l'autre, la jeune fille finit par s'énerver :
- Aïe ! je suis cramée ! j’en ai marre de piétiner sur cette saloperie de plaque chauffante géante !
Et encore, se moqua Marcel, nous ne sommes qu'au mois de novembre, tu verras cet été ! profites-en, on ne pourra peut-être bientôt plus y marcher du tout !
Quelques centaines de mètres plus loin, Alice s'arrêta de nouveau. Elle écarta grand les bras, elle voulait englober tout le paysage.
- Ici, lança-t-elle, il paraît qu’il y avait des champs, des prés, des rivières, des arbres, des animaux !
Marcel s'arrêta à son tour. Il appuya ses poings serrés sur ses hanches poisseuses de sueur et répondit à sa sœur d’une voix cherchant son souffle :
- Je sais, j’ai vu des images, celles qui étaient dans la boîte en fer que j’ai trouvé dans les restes d’une quatre roues à moteur.
- Moi, j’aurais bien aimé voir la nature, en vrai... -
- Ne rêve pas, tout ça c'est fini. Je ne t’ai jamais mentit, on va juste essayer de survivre, le plus longtemps possible...
D’un geste nerveux, Alice essuya les larmes qui prenaient naissance au coin ses yeux. Ses dents grincèrent. Un souffle rageur passât entre ses lèvres asséchées :
- Ici, il n’y a plus que des carcasses d’avions rouillées, habitées par les rats, les fourmis et les scorpions. Pourtant on savait qu’il n’y aurait plus de pétrole un jour. Alors, pourquoi ils ont tout bétonné pour faire cet aéroport ?
Marcel et Alice ne connaissaient pas grand chose du passé. Leur mère, avant de mourir, ne leur avait donné que quelques morceaux du puzzle, en vrac. Peut-être que certaines choses devaient rester cachées, comme une malédiction. Le grand frère prit un air grave, sa sœur ouvrit grand ses oreilles, comme à chaque fois qu’il parlait. Elle n’avait plus que lui. Marcel baissa les yeux et se lança, d’une voix douce, presque apaisante :
- Les gens voulaient aller vite, direction l’autre bout de la terre... pour voir. Les marchands sillonnaient la planète. Il fallait faire des affaires, vendre du béton pour construire d'autres aéroports. Vendre d'autres avions. Il fallait gagner de l’argent, encore plus d’argent, pour acheter des coffres, pour mettre tout cet argent.
Mais ! hurla Alice, l’argent, ça ne se mange pas ! Quand il y avait des terres à blé, on pouvait faire du pain !
Oui, il paraît que c’était très bon, papa m'avait raconté qu'il en avait mangé une fois. Allez en route, il faut qu’on boive.
Après deux bonnes heures de marche, les deux explorateurs arrivèrent au but. Ils entrèrent dans l'immense bâtiment : un monument colossal, ventru comme un ogre, dévoreur d’énergie, mangeur d’espaces vitaux, vomisseur de trop pleins ! Les deux assoiffés ne cherchèrent pas longtemps. Là, au centre d’un entremêlement de béton éclaté et de tiges de fer rouillées, une source anémique continuait à ruisseler. Le jeune homme cala son réservoir sous le mince filet d’eau. Alice observa avec attention le décor sépulcral. D’un index tremblant, elle désigna un panneau couvert d’indications.
- Marcel, s’écria-t-elle, c'est marqué quoi, la haut ?
- Je t'ai appris à lire, à toi de jouer…
Les lettres étant assez grosses, Alice commença à décrypter sans hésiter : départ pour New-York : 15 heures, Bangkok : 17 h. 30, Mexico : 18 heures
Bien, approuva l’aîné, tu progresse, je savais que j’arriverais à t’apprendre avec le livre aux pages jaunes, celui de Monsieur France Télécoms. Dans ce bouquin, l’histoire est pleine de personnages et de chiffres sans beaucoup d’action, mais bon…
Les complices sortirent de la crypte macabre. Tout en poussant son chariot, Marcel se lança dans un discours aux relents de tragédie antique :
Notre génération à été sacrifiée par les bétonneurs et les spéculateurs, notre avenir à une figure de cimetière.
Ceux qui ont fait ça devaient être malades, ils n'ont même pas pensé à leurs enfants, à leurs petits enfants ?
Non, ils étaient atteints d'une une maladie grave…
Quelle maladie ? La peste, le choléra ?
Non bien pire, la cupidité… Bon, on ne va pas traîner ici, on a encore du chemin à faire et j’en ai plein le dos. Arrivé chez nous, tu en profiteras pour te laver, ça ne sera pas du luxe.
Alice fit semblant de ne pas entendre et se frotta le ventre :
J’ai faim…
Toi, t’as toujours faim, sourit Marcel. Au refuge il reste des boites en fer, tu sais, celle avec des billes vertes.
Celles où c'est marqué petit pois dessus ? C'est bon ! Tu crois qu'on pourrait en faire pousser, comme avant ?
Il faudrait pouvoir arroser, et puis ici, la terre doit être saturée de kérosène, le produit dont se nourrissaient ces saloperies d’oiseaux de ferraille…
D’un air malicieux, Alice ouvrit sa main droite avec mille précautions. Collé à sa paume, un morceau de papier gondolé se déplia lentement.
Regarde ce que j'ai trouvé dans un coin de la bâtisse ! S'exalta-t-elle.
Marcel ouvrit grand les yeux.
On dirait un billet pour voyager, on voit plus grand chose, c’est tout effacé.
Alice frotta le morceau de papier d’un index nerveux.
Si là, regarde ! On peut encore lire un nom !
Alice se concentra et déchiffra l’inscription avec infinie concentration :
Aéroport de No-tre Da-me… des Landes…
FD – juillet 2016