Chant troisième
Tréphaïs, sur son chemin, rencontra un passant.
Désespéré, il l'aborda un instant.
Lui sollicitant l'adresse d'un bon docteur,
le passant lui répondit qu'il n'était pas facteur,
qu'il ne faisait que passer,
et qu'il fallait l'ignorer.
Sans aucun doute, cet homme demeurait idiot ;
Tréphaïs pensa même qu'il était tout sauf beau.
Toujours de son chef souffrant, il reprit sa route,
mais à un carrefour, il fut mis en déroute.
Sur une place, et au beau milieu,
un poteau se dressait comme un dieu.
Tréphaïs s'en approcha pour en distinguer le haut ;
l'objet était pourvu de trois identiques panneaux.
Sur chacun d'eux, « docteur » en était l'inscription,
mais différentes demeuraient les trois directions.
De colère, Tréphaïs s'acharna sur le poteau.
Celui-ci n'était pas très haut.
Avec les pieds, les mains et la tête,
il en fit pencher la silhouette.
Ainsi, désagréablement incliné,
l'objet se mit à vociférer :
- Allez-y doucement l'ami ; inutile de me maltraiter...,
je n'ai pas été placé là de mon plein gré.
- Alors pourquoi y restez-vous ?
- J'y suis planté !
- En effet, je me doute bien qu'un poteau ne peut-être que planté.
- J'aurais pu être scellé...
- Ecoutez, vous m'agacez..., et pourquoi parlez-vous ?
- J'en ai le droit, je suis un arbre !..., un peuplier, pour commencer. Croyez bien que ce n'est pas moi qui ai exigé à devenir un poteau indicateur. De plus, je ne trouve pas cela vraiment amusant... Maintenant, si vous pensez faire mieux, n'hésitez pas !..., prenez ma place ; je vous la cède volontiers.
- D'aucune façon...Mais, vous étiez un arbre, me dites-vous ?
- Oui !..., je le suis toujours, comme beaucoup d'autres poteaux, du
reste. Ils ne sont pas tous peuplier, mais qu'ils soient indicateurs,
électriques ou même téléphoniques, je peux vous assurer que ce
sont tous des arbres comme moi.
- Qu'est-ce qui vous empêcherait de le redevenir ?
- Je suis planté, je vous l'ai déjà dit.
- Plus pour longtemps ; incliné comme vous l'êtes, à présent.
- Redressez-moi, voulez-vous.
- À quoi bon ?... Si, au contraire, je vous penchais davantage, vous
finiriez bien par vous déraciner.
- Ne dites pas n'importe quoi. Hélas, j'ai déjà été déraciné ; j'ai
même été élagué .
- Elagué ?
- Oui !, élagué... J'avais d'épaisses et magnifiques branches toutes
dressées au-dessus de ma cime... Et la frondaison, vous auriez dû
me voir... ; un bel arbre ! Enfin, vous savez ce qu'est un peuplier ?
- Oui ! Oui ! , bien sûr.
- À présent, même si vous m'ôtiez de cette place publique, n'ayant
plus aucun aspect végétal, je ne vois pas très bien quel serait mon
avenir ... Convenez qu'un poteau qui ne se dresse plus, qui ne
supporte et n'indique plus rien, reste un poteau qui ne doit pas
ressembler à grand chose.
- Autrement dit, il n'y a plus rien à faire pour vous ?
- Hélas, j'ai bien peur que ce soit ce dernier cas..., à moins que vous
me conduisiez à la clinique des arbres... Là-bas, en quelques
semaines, ils arriveraient peut-être à me greffer une nouvelle racine
et deux ou trois branches.
- La clinique des arbres, dites-vous ?..., où est-elle ?
- Je n'en sais rien ; je n'indique pas sa direction... Un autre poteau,
ailleurs doit s'en charger.
- Votre situation est plus que désespérée !..., mais c'est de votre
indication, moi, dont je suis concerné.
- Alors, voyez-vous même.
- Ce que je lis, c'est trois sens différents, indiquant chacun la même
chose... Vous conviendrez, à votre tour, que ma situation n'est
guère enviable à la vôtre. Soyez gentil ; aidez-moi...
- Et comment le pourrais-je ?
- Dites-moi lequel de vos panneaux oriente dans le bon sens.
- Je n'en sais pas plus que vous... Pour l'instant, je ne suis qu'un
poteau en service ; mon rôle et ma compétence se limitent à
soutenir ces panneaux à la vue du public. Ce qu'ils indiquent ne me
concerne pas. D'ailleurs, eux aussi peuvent changer de signalement
sans en avoir été informé.
- Demandez-leur toujours.
- Ils ne me répondraient pas... Bien qu'ils soient fait de bois, pour
eux, la situation est plus grave. Ils ont été sciés et n'ont plus aucune
forme vitale... Il finiront probablement en étagères !... Mais, j'y
pense ; votre destin me paraît beaucoup moins statique que le
nôtre... Vous pourriez donc le solliciter davantage !...
- Et comment, cher Monsieur le peuplier ?
- Faites-moi pivoter un instant tout en vous cachant la vue, puis
ouvrez les yeux et empruntez le sens indiqué par le panneau qui se
situera le plus proche de vous.
- C'est absurde !
- Pas plus que d’interroger un panneau ou de préférer une direction
en ignorant les deux autres.
- Certes, elle est faible, mais votre idée demeure une suggestion. Je
vous en remercie, et ne manquerai pas, à l'occasion, de mettre ma
mobilité à votre service.
- Que voulez-vous dire, cher Monsieur le garçon mobile ?
- J'ai appris, depuis peu, qu'une promesse mal émise pouvait aboutir
à l'errance. Donc, je m'abstiendrai en ce sens et ne m'engagerai
en aucun cas. Néanmoins, je chercherai tout de même la clinique
des arbres afin de vous y conduire un jour.
- Là, vous avez bien parlé, mais une promesse aurait eu plus de
valeur !
- Soit ! je vous le promets, mais pas aujourd'hui car j'ai trop mal à la tête.
- Moi aussi, il y a longtemps que ma cime me fait souffrir... Enfin,
ne perdez pas de temps ; fermez les yeux et faites-moi tourner.
Albert Keyan (1978/04-4)