Eble de Saignes
TENSO / TENSON
(Eble e Guillem Guaysmar / Entre Eble et Guillaume Gasmar)
Lequel est le plus malheureux, du débiteur ou de l'amant sans espoir ?
I
Sire Eble, maintenant choisissez la meilleure part,
Sur-le-champ, selon votre opinion :
Lequel a le plus de préoccupation
Et de souci et de trouble,
Celui qui doit une grande somme, et ne peut
Payer, et que l'on ne veut point attendre,
Ou celui qui a consacré son cœur à l'amour
Et à une dame, mais ne fait rien qui arrive à lui plaire ?
Choisissez des deux, car pour moi je sais lequel se tourmente le plus.
II
Guillaume Gasmar, jamais par amour
Homme ne supporta pis, en sa jeunesse,
Que je n'ai fait moi-même en action et en pensée,
Et nul ne doit à présent davantage de son bien :
Aussi je sais, comme on sait par l'épreuve,
Qu'aucun mal ne se laisse
Comparer à la douleur d'amour;
Toutefois il n'est pas d'homme dans le monde entier qui souffre pire mal
Que celui à qui chacun dit : « Paye-moi, paye ! »
III
Sire Eble, tous les amoureux,
Les preux, les généreux et ceux qui ont du prix
Seront avec moi dans ce jugement;
Et avec vous seront les emplisseurs de coffre
Et les autres gens qui ne savent rien faire
Sauf conserver et amasser.
……………………………
Aussi convient-il qu'en sa vieillesse il déchoie,
Le jouvenceau de haut rang qui s'effraye pour une dette.
IV
Guillaume Gasmar, quand les créanciers
Vont après moi me suivant continuellement,
Que l'un me tire, que l'autre m'arrête,
Et qu'ils m'appellent fripon,
Je voudrais être mort sans parler;
Car je n'ose me montrer sur une place
Ni revêtir de belles étoffes de couleur,
Parce que nul ne s'aperçoit qu'il ne me tire la langue ;
Tandis que si je souffre d'amour, il convient bien que cela me plaise !
V
Eble, sachez que la douleur
D'amour, je la tiens plus forte cent fois
Qu'une dette ou qu'aucun serment ;
Car avec de beaux discours on peut gentiment
Radoucir et satisfaire son créancier,
Mais par la force de l'amour, qui me fait soupirer,
M'affliger et languir dans la douleur,
Et auquel je n'ai le pouvoir de m'arracher en aucune manière,
Je crains tant de mourir, que rien que le chagrin me tue.
VI
Sire Eble, la plupart des gens savent bien
Que l'homme ne meurt pas d'être endetté, pourvu qu'il ait à manger,
Mais il meurt d'amour plus vite que d'une autre blessure.
Version cantalienne
I
N' Eble, er chauzetz la melhor,
Ades, segon vostr'escien :
Lo quals a mais de pensamen
Et de cossirier e d'error,
Selh que gran re deu, e payar
No pot, ni-l vol hom esperar,
O selh qu'a son cor en amor
Et en domna, mas re no-l fai que-il playa ?
Chausetz d'amdos, qu'ieu sai quais plus s'esmaya.
II
Guilhem Guaysmar, anc per amor
No trays piegz hom, de son joven,
Cum ay fag en fait et enten,
Ni mais deu ar de sa ricor :
Per qu'ieu sai, cum per assaiar,
Que no se fai a comparaiNeguns mais a dolor d'amor ;
Mas non es hom en tot lo mon pictz traya
Com selh cuy ditz quascus : « Paya me, paya! »
III
N'Eble, tuit li dompneyador,
Li pro, e-l lare e li val en,
Seran ab mi del jutjamen ;
Et ab vos seran li-uchador
E l'autra gens que no sap far
Mas can tener et amaspar.
……………………………
Per que-s tanh qu'en son velhenc dechaya,
Ricx hom tosetz qui per deute s'esmaya.
IV
Guilhem Gasmar, quan li deutor
Mi van après tot jorn seguen,
L'us me tira, l'autre me pren,
E m'apellon baratador,
Yeu volgr' esser mortz sens parlar ;
Qu'ieu no m'aus en plassa mostrar
Ni vestir bos draps de color,
Quar hom no-m ve que sa lengua no-m traya ;
E s'ieu d'amor trac mal, be-s tanh que-m playa.
V
N'Eble, sapchatz que la dolor
D'amor tenh major per un cen
Que deute ni nulh sagramen ;
Qu'ab belh dir pot hom son deutor
Gent aplanar et apayar ;
Mas d'amor, qui-m fai sospirar,
Marrir e languir ab dolor,
Ni ai poder per ren que m'en estraya,
Tan tem morir, sol la dolors m'esglaya.
VI
N'Eble, ben sabon li pluzor
Qu'om endeutatz no mor, sol manjar aya,
Mas d'amor mor plus leu que d'autra playa.
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