Créolités montmartroises
Je ne suis point d’ici, et non plus de là-bas
Créole des créoles. Matin, trop de couleur
Et soir, accent pointu dont se gaussaient mes frères.
Issu de Nègropole c’est-à-dire de nulle part
Ou plutôt de partout, hybride de cultures,
Comme une graine égarée, que le vent a happée
Dans son jeu de hasard, pour la déposer là
Ignorant les frontières, pépite de cacao
Sur une nappe blanche. J’ai grandi en rêvant
À ce lointain pays que j’avais dû quitter
Bien avant ma naissance. J’ai fredonné la Seine
Et chanté l’Océan, avec deux Joséphine
Aux destins différents. L’une fit battre les cœurs
Régime de bananes, sur jambes de déesse
Adoptant un patchwork d’enfants abandonnés.
L’autre fit battre les corps. Adepte du Code noir
Elle a prôné l’esclavage. Pour exploiter ses terres,
Et bien plus ses semblables.
Je faisais d’un frisson une vague géante
Je gravissais Montmartre, ma Montagne Pelée
Et le volcan en moi ne dormait déjà plus.
J’ai appris de l’enfance, ce qu’est la différence.
Le bœuf mode purée, le boudin antillais
Le poulet du dimanche, le divin pain au beurre
Des jours de communion. Le steak et la morue
Friand de poisson frit, j’adorais les ignames
Papayes-mangues-patates-douces, arrivés par colis.
Les premiers émigrés débarquaient de Bretagne
D’Italie, d’Espagne ou du ventre d’Auvergne
Avec leurs habitudes, façonnant leur quartier.
34 Ma peau une tache sombre dans l’hiver neigeux
On voulait me toucher, quand d’autres étaient au cirque
Viens voir ses cheveux, leurs dents sont des diamants
Les Noirs rient tout le temps. Une femme a glissé
Sur mon visage un doigt, qu’elle avait pris le soin
D’humecter de salive, testant mon maquillage.
Des fenêtres apeurées se ferment à la campagne.
D’autres s’ouvrent incrédules sur l’ombre d’un passage.
Des têtes blondes se pressent, des hublots nous regardent.
L’œil rond soudain s’éveille sur un monde inconnu.
Une maman a dit au petit turbulent,
Si tu ne restes sage, et ne veux te calmer
Le Monsieur t’emmènera, se tournant innocente,
Un sourire complice, vers l’Oncle désabusé.
Nous étions une poignée, nous étions une famille
Paris du dix-huitième, pari de s’en sortir.
Tous cousins, tous frères.
Tu ne laisseras pas dormir
Quelqu’un devant ta porte avec le ventre creux.
Il fallait se serrer, pour se chauffer le cœur
Tout autant que le corps, lorsque l’indifférence,
La peur, l’ignorance, hantent le voisinage,
Qu’un ogre venu de l’est, mange toute une jeunesse
Et dévore les âmes. Certains ont pris les armes
Très peu sont revenus. On se sentait Français
Il nous reste les larmes et un manteau d’oubli.
Il fallait à l’école prouver qu’on existait
Et bâtir notre histoire en passant au tamis
Ce que nous enseignait la chère Mère-Patrie
Et qui nous paraissait pour le moins indigeste.
La pomme de terre, c’est sûr, nous vient de Parmentier
‘Cristovo Colombo’, nous a tous engendrés
L’argent se faisait rare, pour lui c’était l’hiver
Les frimas éternels, personne n’en possédait 34 35
Il n’y avait pas d’envieux. Après une dure journée
Les hommes se racontaient, derrière le bastingage
Tout au bout d’un comptoir, et la fumée des bars
Se mélangeait aux brumes bleutées qui s’exondent des mers.
Les mâles croisaient leur chope pour retrouver le punch
Le verre du condamné à aller de l’avant.
Un petit coup de punch entretenait l’espérance
D’un retour peu probable vers l’île évaporée.
Ils plongeaient avec fièvre dans les nuits
Exotiques du 33 rue Blomet
Ce haut lieu du Bal Nègre très prisé de Paris
Où Jean Rezard de Wouves se mettait au piano.
Artistes-intellectuels-écrivains-journalistes Toute une gent huppée venait s’accoquiner
Sur des rythmes endiablés arrivés des tropiques Jazz-biguine-et-danses d’Afrique
Un passage à Paris passait par le Bal Nègre.
Le 33 rue Blomet, endroit célèbre-mythique
Où le damier noir sur fond blanc, inspirait la musique !
Les peaux des percussions et celles des acolytes
Vibraient du même frisson sans retenues pudiques.
Les marins, les dockers pouvaient rouler des hanches
Sans risquer la nausée. Nuits nègres contre nuits blanches.
Tandis que près de là, à quelques encablures
À quelques pas peut-être, au détour d’un café,
La mère au sacerdoce protégeait ses ouailles
En étendant son règne de l’évier au fourneau.
La marmite sommeillait, l’abdomen rebondi
Juste avant de s’ouvrir aux bouches affamées
Les quenottes aiguisées, le rire au bord des lèvres.
Le parfum des épices jouant les passe-muraille,
Flottait dans chaque pièce. La soupe bourdonnait
On l’allait partager avec ceux qui s’échouaient 36
En quête de travail, ayant fait à leur tour
Le voyage de l’espoir. On s’ajustait autour
Et le tour était joué. Quoi de plus naturel !
Un gramophone grincheux mais encore bienveillant
Dans sa condescendance, consentait à jouer
Quelques biguines alertes au son d’une clarinette.
Stellio nous enchantait et Delouche reprenait
Les rythmes chaloupés, mélange de gaieté
Teintée de nostalgie. J’aime l’accordéon
J’adore le tango, prise le bandonéon
Mais mes hanches sont faites
Pour rouler comme vague
À la quête de l’île mystérieuse et sauvage
Et ses odeurs de canne, de sueur sirupeuse
Éden parfumé, bouquets ensoleillés.
Pour moi Madinina à la grâce d’une femme.
Henri Moucle.